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30/04/2006

Aux origines des Sciences Cognitives

En plein dix-neuvième siècle, le médecin français Broca hérite d’un étrange patient, Monsieur « Tan-Tan », ainsi nommé parce que s’il comprend le sens des mots, il ne peut répéter qu'une seule syllabe « Tan » agrémentée de « Sacré nom de Dieu ».

A sa mort en 1861, Broca dissèque son cerveau et y découvre une importante lésion au niveau du lobe frontal, entre le sourcil et la tempe gauche : là doit se situer le centre du langage – maintenant appelé aire de Broca –, dont la détérioration provoque une aphasie motrice : le malade parle un charabia incompréhensible, tout en comprenant parfaitement ce qui lui est dit.

La découverte fonde notre vision moderne du cerveau humain, en établissant que ce dernier se compose de centres spécialisés, que l’on peut identifier.

Une vingtaine d’années plus tard, Carl Wernicke procède à l’autopsie d’un autre malade, de son vivant tant incapable de comprendre le sens des mots que d’énoncer des phrases pleines de sens, se contentant d’assertions du type : « Boutique à manger rue sur un chandelier de cuivre ou bien ». Une seconde zone, temporo-pariétale, également impliquée dans le langage, est identifiée à laquelle il donnera son nom.

Au fil des ans se dessinera une cartographie complète du cerveau, que les techniques modernes vont régulièrement permettre d’affiner, de l’électroencéphalographie à l’imagerie par résonance magnétique ou la tomographie par émission de positons – où l’on injecte de l’oxygène 15O qui émet des positons pour localiser les zones actives du cerveau au moment d’un test : quand le patient parle, lit, effectue des opérations de calcul mental, etc.

Va-t-on enfin pouvoir localiser où et comment notre cerveau traite, puis stocke les informations qu’il recueille ? Oui et non. Oui, puisque l’on commence à suivre quasiment à la trace les flux qui y transitent ; et non, parce mémoire et mémorisation impliquent un nombre extrêmement important de zones différentes, qui interagissent en totale continuité, au travers de multiples traitements parallèles.

Les informations qui arrivant au cerveau transitent par une zone un peu secrète, cachée sous la cinquième circonvolution temporale, à cheval sur les deux hémisphères : l’hippocampe. Cette aire est aujourd’hui considérée comme le siège de la mémoire à court terme : un patient à qui on la retire se révélera incapable de construire de nouveaux souvenirs, tout en conservant intacts ceux antérieurs à cette ablation.

L’hippocampe ne constitue pas à proprement parler le lieu de stockage de la mémoire à court terme : avec les zones voisines, il constituerait une sorte de carrefour, non seulement espace de triage des informations parvenant au cerveau, mais également coordonnateur de leur interprétation responsable de la constitution des souvenirs, avant leur enregistrement au sein de la mémoire à long terme.

Car ce qui parvient au cerveau, ce ne sont que des informations parcellaires, inorganisées. Pour vos dix-huit ans, vos parents ont organisé une magnifique fête surprise, tous vos amis étaient réunis sans que vous n’ayez eu vent de l’opération : des années plus tard, vous en conservez un souvenir ému, truffé d’images intactes. Et pourtant, tout cela ne s’est pas imprimé tel quel au plus profond de vos neurones.

Votre amie vous sourit tendrement, cachant maladroitement un cadeau derrière son dos : mais ce n’est pas ce que vous avez perçu. Ce qui est arrivé par votre nerf optique jusqu’à l’hippocampe, ce ne sont même pas des couleurs et des formes, mais des fréquences, des influx électriques, des informations brutes qui devront être comparées à d’autres, stockées dans différentes parties du cortex ; pour les seules couleurs, un centre en gouverne les concepts, un autre la sémantique, un troisième assurant la médiation entre les deux premiers : sans cela, impossible d’évoquer la robe rouge de votre compagne !

Formes, reliefs, contours, tout fait l’objet de multiples traitements parallèles ; et quand vous aurez réalisé que ce qui bouge en face de vous, c’est un être humain, d’autres opérations vous apprendront que ce personnage, c’est votre petite amie… petite amie que vous avez instantanément reconnue pourtant. Ce qu’il faut bien réaliser, c’est que le cerveau ne travaille pas en séquences, du type perception puis interprétation : l’interprétation est en fait constitutive de la perception.

Il n’est pas de perception sans interprétation – puis reconstruction. La meilleure preuve en est que si vous fermez un œil, non seulement vous continuez à percevoir le monde en relief, mais également dans son intégralité, sans un trou noir au beau milieu ! Pourtant votre œil est dépourvu de cellules visuelles là où s’y raccorde le nerf optique : pour cette partie de la rétine, aucune information ne parvient au cerveau – mais comme nous avons deux yeux, ce n’est pas grave, l’œil droit fournissant les données manquant au gauche et vice versa.

Si vous fermez un œil… rien ne se passe, aucun trou noir ne vient perturber notre vision, tout au plus un objet pourra-t-il inopportunément disparaître : pourquoi ? Parce que notre cerveau reconstitue l’information manquante, à l’aide de l’information périphérique : s’il y a un mur en béton à gauche et à droite du trou noir, il y incruste du béton. Evidemment, s’il y a un petit tableau suspendu à cet endroit précis, il sera bien en peine de l’y placer.

Ce point aveugle porte le nom de zone de Mariotte ; une expérience aisée à réaliser vous permettra de « percevoir » la vôtre – évidemment le terme de percevoir est impropre. Fermez votre œil gauche en fixant attentivement la croix du tableau ci-dessous, puis rapprochez-vous de la page ; à une distance d’environ 30 cm, le rond va disparaître, pour ensuite réapparaître (imprimez la page, le scintillement de l’écran peut perturber l’expérience).

 


En fait, percevoir, c’est avant tout se souvenir – faire correspondre des informations nouvelles et parcellaires avec d’autres, plus anciennes et structurées. C’est vrai, tant des perceptions primaires que de situations plus élaborées et plus complexes : du feu rouge qui m’enjoint de m’arrêter au carrefour à la petite madeleine dont le goût permet à Proust de revivre les dimanches de son enfance.

Vous avez certainement fait, un jour ou l’autre, la désagréable expérience de la personne qui vient à vous tout sourire… et que vous ne reconnaissez pas ! Et pourtant, l’instant d’après, quand elle a décliné son identité, vous ne pouvez que rougir de confusion et vous confondre en excuses : mais comment donc avez-vous pu commettre un tel impair ?

Tout simplement parce votre cerveau ne fonctionne pas comme un ordinateur, il ne compare pas un à un chaque visage rencontré à tous ceux précédemment enregistrés dans sa base de données : toutes les faces déjà rencontrées sont liées à d’autres souvenirs, d’autres contextes : un professeur à l’école où il enseigne, un collègue de bureau à la société où vous travaillez ; bien sûr, vos amis les plus proches participeront d’un nombre élevé d’environnements contextuels.

De fait, quand vous pénétrez dans l’immeuble qui abrite la société où vous travaillez, tous les visages liés à ce contexte seront plus aisément disponibles que ceux corrélés à l’université, où vous avez passé certes de longs mois, mais que vous avez quittée il y a maintenant deux ans. Et de fait, vous risquez de passer à côté d’un de vos anciens professeurs sortant du bureau de votre directeur sans même le reconnaître.

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