05/05/2007
Analyser la communication : questions à Alyette Defrance
Je lui ai envoyé deux questions par mail ; elle a pris quelques jours pour peaufiner sa réponse… et m’a retourné de quoi remplir deux papiers : je vous livre donc le premier et vous donne rendez-vous pour le second « dans les jours qui viennent »…
MarketingIsDead : Tu écris : « Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas seulement de mettre à jour les rôles, modèles et idéaux que la publicité légitime en les parlant et dont elle parle parce qu’ils deviennent légitimes. C’est aussi et surtout la constitution des Seniors en tant que catégorie, l’émergence même de cette catégorie, ses modalités d’instauration comme transformation majeure qui focalisera notre attention. »
Plus loin, tu précises encore : « Les vieux vraiment vieux aujourd’hui ne sont pas des Seniors ; c’est le 4ème âge. Ce sont eux qui portent les stigmates de la vieillesse, le poids des dépendances physiques ».
En d’autres termes, c’est finalement plus la publicité que la nature qui a créé les Seniors.
Dans un autre passage, tu soulignes que pareillement, « certains cadres sont plus cadres que d’autres ».
Cela ne signifie-t-il pas simplement que le discours publicitaire, en construisant certains archétypes, est un discours qui crée également de l’exclusion : les « non-conformes » à l’idéal publicitaire sont rejetés… et ne risquent-ils pas alors de l’être également dans la vie courante ?
Alyette Defrance : La publicité, comme tout mass média, contribue à rendre visibles et lisibles des représentations sociales qu’elle légitime en effet en les parlant, mais dont elle parle parce qu’elles sont en train de devenir légitimes. Et si elles le deviennent, c’est parce qu’il y a conjonction de tout un ensemble de facteurs sociaux : dans le cas des Seniors par exemple, cette nouvelle catégorie de perception sociale n’aurait pu émerger, se diffuser et rencontrer un tel succès si les conditions sociales et démographiques ne s’étaient modifiées – allongement de l’espérance de vie, maintien en bonne santé, revalorisation des retraites au moment où le chômage devient une crainte majeure.
Si une telle conjonction de facteurs ne s’était produite, nous aurions toujours des « Petits Vieux » – dépendants, déclinants, vivant en veilleuse, comme ceux de Jacques Brel – et non des Seniors – dynamiques, en pleine forme, vivant une seconde vie et revendiquant une morale du plaisir, baby-boomer oblige.
Pour aider à construire ces nouvelles catégories de perception sociale, la publicité opère un travail de redécoupage et de recadrage : éclatement entre, d’une part, les Seniors, fortement valorisés dans leur représentation publicitaire, d’autant qu’ils constituent une nouvelle cible particulièrement intéressante pour les marketers, et, d’autre part, le 4ème Age, doté de tous les stigmates .
En sélectionnant ainsi certains traits, en les accentuant ou en en excluant d’autres, la publicité construit bien sûr des stéréotypes correspondant à un moment socio-historique. Et tout stéréotype tend à discriminer. Mais dire que « la publicité crée de l’exclusion dans la vie pratique » comme tu le proposes, est un raccourci certes percutant, mais qui fait l’économie du fonctionnement effectif de la publicité. C’est surtout faire de la publicité un Deus ex Machina qu’elle n’est pas : elle n’a pas pouvoir, à elle seule, de décréter et instaurer un nouvel ordre social.
Mais si elle ne fait pas tout, elle ne fait pas rien. Elle est un lieu de circulation privilégié des représentations sociales et de leur diffusion à large échelle.
C’est dire que l’efficacité de la publicité est avant tout une efficacité symbolique : elle relève de l’ordre des médiations, non d’une causalité directe, même si les représentations qu’elle aide à construire et à diffuser ont une incidence sociale.
Il faut remarquer la manière particulière dont la publicité construit ces discriminations.
D’abord par omission. Parce qu’elle se veut avant tout consensuelle, la publicité stigmatise rarement : Le 4ème Age est un cas rare et finalement peu présent dans le discours. Car, à la différence d’autres mass médias –comme la TV, la presse, la radio – l’exclusion s’opère le plus souvent par omission.
Alors que les jeunes des banlieues avaient commencé à apparaître dans la publicité – de manière policée – dans les années 90, lors de l’explosion de violence des banlieues, la plupart des médias ont transformé ces jeunes en nouvelles classes dangereuses, alors qu’ils ont simplement disparu du discours publicitaire.
Les ouvriers participent de ce même mode d’omission et ce, depuis longtemps déjà. Hormis dans la communication B to B où ils sont présents le plus souvent comme « désignants » obligés, ils sont quasiment absents des représentations publicitaires.
On ne peut dire pour autant que la publicité exclut les ouvriers… « dans la vie courante », comme tu le proposes.
Ce que fait la publicité en minorant leur représentation, c’est qu’elle rend visibles et lisibles leur moindre poids et leur moindre force sociale – comme le font d’une autre manière le recul des syndicats ouvriers, le fléchissement du vote communiste, la dévalorisation de la force physique et du travail manuel – et du coup renforce le phénomène. Le jeu se joue à la manière d’interactions où l’une renforce l’autre. La publicité ne peut décréter et instituer seule telle ou telle perception, mais elle peut contribuer à son élaboration, à sa légitimation et à sa diffusion.
La deuxième modalité remarquable de la publicité pour opérer des discriminations, c’est celle de catégorie floue. Comme toute institution sociale, la publicité aide à assigner une place, à intégrer (ou à exclure) en les « normalisant » certaines pratiques, certaines manières d’être, de faire, de parler, certains groupes dotés de certaines caractéristiques.
On pourrait dire par exemple que comme l’institution scolaire, la publicité, elle aussi, classe et sélectionne. Mais à la grande différence de toutes ces institutions scolaire, militaire, juridique qui créent des diplômés versus des non diplômés, des coupables versus des innocents, c’est-à-dire des catégories aux limites nettes et tranchantes, la publicité instaure des catégories aux limites floues. Elle fonctionne de fait comme les catégories sémantiques, qui s’organisent autour d’une signification centrale (le core meaning) formée par les cas clairs entourés d’un halo. Une telle catégorie n’est donc pas composée d’éléments tous équivalents : il y a des chiens plus chiens que d’autres (les chiens loup, par exemple). C’est ce fonctionnement qui avait été mis à jour dans des travaux comme ceux de Rosch, nés de la rencontre entre ethnoscience, psychologie cognitive et psychologie sociale. C’est ce que Luc Boltanski, le sociologue, a repris dans son analyse socio-historique de l’émergence de la catégorie des cadres, et où il montrait que, dans la tête des interviewés , certains cadres sont plus cadres que d’autres.
La catégorie des Seniors – comme celle du 4ème Age – fonctionne elle aussi comme une catégorie floue. D’où un jeu possible, une flexibilité, un détournement, une réappropriation, une mise à distance éventuelle, au niveau des récepteurs.
Ce qui veut dire que l’exclusion, dans la pratique, peut se négocier – alors que la publicité aura tendance, elle, à mettre en avant les cas clairs, les plus stéréotypés : un senior qui entend mal mais qui est en pleine forme, dynamique et actif, est-il un Senior ou un 4ème Age ? Quel poids le stigmate prend-il par rapport aux autres traits ? C’est sur ces limites floues et parce qu’il y a du jeu que la catégorisation prend aussi bien ( On peut en être sans en être, en être à sa propre manière…) mais laisse aussi une liberté.
* L’Harmattan, 2007.
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Commentaires
Bonjour
Effectivement les jeunes Seniors ne sont pas des vieux. Notre idée dans la communication à destination des 50 ans et plus est d'utiliser les valeurs et de mettre en avant les avantages produits. Ne jamais (sauf exception) parler d'âge.
Frédéric Serrière
www.fredericserriere.com
Écrit par : serriere | 12/05/2007
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