Un (bon) quart de siècle de Francoscopie
01/10/2012
Gérard Mermet, tout le monde le connait comme Monsieur Francoscopie même si sa bio est nettement plus vaste – il est notamment membre du Conseil Scientifique de l’Adetem, et comme il est un redoutable débateur, cela enrichit fortement nos échanges.
Petit entretien à l’occasion de la sortie de 14ème édition d’un livre culte.
MarketingIsDead : Tu en es à la 14ème édition de Francoscopie depuis 1985 : 1985, c’était le début des Restaus du Cœur et pour bien des Français, le début d’une descente aux enfers. Alors, 1985 / 2012, même combat.
Gérard Mermet : La crise, pour les Français, n'a pas commencé avec le scandale des subprimes en 2008; elle a démarré bien avant dans les esprits. Cela fait pas mal d'années que je réalise des enquêtes qui font apparaître un pessimisme récurrent et record. Il s'appuie sur le sentiment d'un déclin collectif et d'un appauvrissement individuel, et sur une grande méfiance à l'égard des acteurs de la société. La "réalité" n'était heureusement pas aussi sombre, surtout en ce qui concerne le pouvoir d'achat, qui a augmenté sensiblement (en moyenne) au cours cinq des dernières décennies.
Mais la courbe s'est désormais inversée et cela devrait durer quelques temps. La situation n'est cependant pas du tout comparable à celle de 1985. Les indicateurs économiques et sociaux sont presque tous au rouge : croissance; commerce extérieur; déficits; endettement; chômage; confiance en l'avenir, cohésion sociale, etc.
Chacun sent qu'il faudra beaucoup de temps pour résorber tout cela; mais le consensus global est mis à mal dès lors qu'il s'agit de participer à l'effort collectif. Car il manque un ciment commun pour rendre cela possible.
MarketingIsDead : Le livre accorde une part importante au travail des Français : comment peut aujourd’hui se construire leur relation au travail avec 3 millions de chômeurs ?
Gérard Mermet : La relation au travail s'est transformée avant que le chômage atteigne son niveau actuel. Elle est devenue plus formelle et contractuelle. La loi sur les 35 heures a marqué une rupture, car elle est arrivée à contre-courant par rapport à ce qui se faisait ailleurs et elle a voulu comme d'habitude loger tout le monde à la même enseigne, plutôt que de personnaliser.
L'économie y a perdu en compétitivité, l'idée s'est accrue que le travail est davantage une contrainte qu'un moyen de participer au développement collectif, et de s'épanouir (on en revient à l'étymologie du mot travail, trepalium, qui désignait un instrument de torture...).
Enfin, il s'est produit une réaction en chaîne, que l'on n'avait pas intégrée dans la réflexion préalable : une heure de loisir coûte de l'argent, alors qu'une heure de travail en rapporte. D'où le sentiment accru des actifs concernés que leur pouvoir d'achat diminuait.
MarketingIsDead : Les années 80, c’était le début des années François (Mitterrand) : d’un François à l’autre, comment évolue la relation des Français à la politique et aux gouvernants ?
Gérard Mermet : Elle constitue une suite presque ininterrompue de frustrations et d'occasions manquées. Car aucun responsable n'a eu le courage d'entreprendre les réformes difficiles (hors la suppression de la peine de mort, peut-être), d'expliquer que l'on ne pouvait dépenser plus que ce que l'on gagne trop longtemps, que le monde changeait, que le modèle républicain ne tenait plus ses promesses et qu'il fallait le refonder.
Que certains atouts traditionnels de la France étaient en train de devenir des handicaps.
MarketingIsDead : Mais en 1985, il n’y avait pas de Web social : qu’est-ce que l’arrivée des médias sociaux a bouleversé (ou pas) dans notre société ?
Gérard Mermet : Les Français sont encore dans la phase d'expérimentation des médias sociaux. Ils sont heureux de pouvoir compter des centaines d'"amis", d'appartenir à des groupes et communautés dans lesquels ils peuvent s'exprimer, échanger à propos de tout... et de rien.
Ils vivent à la fois dans le réel et le virtuel, et ces deux mondes n'en font qu'un pour les "digital natives". Mais beaucoup commencent à se rendre compte qu'il y a des contreparties. D'abord, le temps considérable que requiert la gestion de sa vie en réseaux, qui oblige à des arbitrages, et entraîne des contraintes. Ensuite, les risques de violation de données privées, ou même de vol d'identité.
Plus globalement, nous vivons un nouvel épisode de la lutte éternelle entre l'offre et la demande. La demande avait repris la main depuis quelques années, mais l'offre cherche (et trouve) de nouveaux moyens de séduire, de vendre toujours plus. C'est le rôle du marketing, si décrié aujourd'hui.
Le hard selling a fait place au soft selling, et même de plus en plus au smart selling. Mais l'objectif reste le même : faire dépenser de l'argent aux gens, conquérir de la part de marché, dans un contexte économique et environnemental de plus en plus difficile et menaçant. Pendant ce temps, une grande réflexion est en cours sur la place de la consommation dans la vie.
Faut-il poursuivre la fuite en avant ou vivre différemment ?
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