La Pensée Magique Du Net
10/12/2014
Hervé Fischer vient de publier : La Pensée Magique Du Net ; rencontre avec un auteur français exilé au Canada, fondateur en 2014 à Montréal de la Société internationale de mythanalyse, à la biographie particulièrement riche, et trop méconnu en France.
MarketingIsDead :Tu déclares éprouver une « fascination critique face au numérique » : peux-tu préciser ta posture face au numérique ?
Hervé Fischer : Je suis né en Europe, formaté par le rationalisme critique, éduqué par des humanistes classiques pourfendeurs de McLuhan, le premier philosophe à oser dire que la technologie change nos idées, nos valeurs, nos modes de socialisation, bref, notre conscience. Pour eux la technologie était – et demeure encore le plus souvent -, un antihumanisme. J’ai cependant été un des premiers à enseigner McLuhan quand j’étais assistant à l’université Paris V au début des années 1970.
Lorsque j’ai émigré au Québec au début des années 1980, j’ai pris conscience de l’importance à venir du numérique. Mais j’ai observé aussi que les « gourous » nord-américains du numérique étaient des prophètes naïfs qui nous annonçaient la mutation finale du transhumanisme sans aucun esprit critique. McLuhan, lui, au moins, était professeur de littérature et cultivait l’esprit de finesse dans ses provocations. Ces penseurs, plus ingénieurs ou journalistes que philosophes, traversent le miroir aux alouettes avec grand succès médiatique et sans aucune inquiétude.
Je me suis trouvé entre deux continents, deux cultures, entre les américains adeptes de la pensée magique numérique et les essayistes-philosophes français qui dénoncent encore et toujours, quasi unanimement, cette gadgetterie américaine déshumanisante. Je me suis aperçu que j’étais un peu seul, comme penseur français à être fasciné par la révolution numérique, et très isolé, comme penseur nord-américain, à en être critique et à en dénoncer la face cachée.
MarketingIsDead : Selon toi le XX° siècle fut celui de l’énergie, le XXI° est celui de l’information ; mais l’information et sa diffusion sur la toile consomme énormément d’énergie …
Hervé Fischer : Oui, le numérique est dévorateur d’énergie et pollueur. Il semble beaucoup moins toxique que le charbon ou le nucléaire, mais Il pose aussi de graves problèmes écologiques. Il contamine l’atmosphère et les dépotoirs. Certes, plusieurs grandes compagnies affichent des inquiétudes à cet égard et des politiques vertueuses, mais dans l’ensemble, les lois concernant le traitement des déchets numériques qui ont été promulguées dans beaucoup de pays du Nord, sont peu respectées.
Les déchets numériques, au lieu d’être traités localement, sont envoyés vers des pays-dépotoirs en Afrique notamment, mais aussi en Chine, où une main d’œuvre pauvre travaille, souvent sans protection, à récupérer les métaux recyclables pour la revente. Ces malheureux s’intoxiquent gravement. Le numérique est cancérigène pour eux, alors que nous le déclarons vert dans les pays riches. Cette situation pourrait être rapidement corrigée s’il y avait une volonté écologique réelle. Mais lorsqu’on voit la lenteur des décisions qu’il est urgent de prendre face aux gaz à effet de serre des énergies fossiles, cela demeure manifestement marginal dans l’esprit des gens. Hélas.
MarketingIsDead :En quoi recommençons-nous, toujours selon tes dires, « à fabuler le monde plus que jamais », et pourquoi, dans quel but ?
Hervé Fischer : Ce n’est pas que nous soyons des fantaisistes, des fabulateurs par naïveté ou pour amuser les foules. En fait, nous n’avons jamais eu d’autre choix, dans aucune civilisation, et quel que soit notre âge, que d’interpréter avec les moyens du bord un monde qui nous demeure mystérieux. Les mythes, les religions, la science tentent de nous présenter des récits crédibles du passé, du présent, du futur de l’univers et de nos vies individuelles dans cet infini. Et si nous adoptons ces histoires qu’on nous raconte, nous ne sommes plus des fabulateurs, mais des croyants ou des rationalistes.
Nous nous croyons modernes, mais nous avons autant de mythes que les anciens, sans nous le dire. On ne peut nier que le numérique réveille de la pensée magique et des mythes familiers. Le nouveau monde numérique qui nous submerge soudain nous semble difficile à nommer avec des mots clairs et réducteurs. Il est d’une puissance inédite, mais éveille aussi nos désirs, nos peurs. C’est un psychotrope et il crée des dépendances. Il compense nos frustrations par rapport au monde réel, il nous euphorise, crée des espoirs, nous annonce un bonheur virtuel. Le « vieux monde » exigeait nos efforts, notre travail, nous résistait, nous décevait, nous faisait souffrir.
Comment ce nouveau monde magique, prometteur sans effort physique ne nous séduirait-il pas ! Il est imaginaire et pourtant très efficace, réel-virtuel : quel enchantement ! Le numérique est une magie nouvelle, non pas dans ses buts, qui demeurent humainement les mêmes depuis toujours, mais dans ses techniques, plus efficaces que jamais.
MarketingIsDead : Quand tu te sens un peu déprimer, tu « fumes un tweet » : comment peut-on fumer un tweet ?
Hervé Fischer : Du bout de sein à la tétine, à la sucette, à la gomme à mâcher, à la cigarette, à la pipe, au tweet, à la vaporette, et même désormais à la sucette électronique, c’est du pareil au même : le lien oral avec le corps maternel puis son substitut, le corps social. Se connecter pour nier la séparation.
Produire des volutes de fumée de cigarette ou des tweets , ce n’est pas dire grand-chose, ni dans un cas, ni dans l’autre. C’est le lien et non le contenu qui compte – le médium, c’est le message, disait déjà McLuhan. C’est par un rite social dire à qui veut l’entendre : j’existe et je ne suis pas seul. L’oralité calme l’angoisse de la solitude. Et il y a les boulimiques du tweet, comme les boulimiques de la nourriture. Ceux qui allument une cigarette sur l’autre. Maintenant c’est plutôt un tweet après l’autre, ce qui est moins toxique.
Mais il y a de la nicotine sociale dans le numérique, et donc de la dépendance – compensatoire d’un manque. Voilà pourquoi nous tweetons.
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