De l'intelligence à la bêtise collective
25/11/2014
Aujourd’hui le Web 2.0 se mue en Web social et ses valeurs se pervertissement.
Le Web 2.0, Wikipédia en tête, incarnait le royaume un peu utopique – et pourtant bien réel – de l’intelligence collective : des milliers d’anonymes qui se mobilisaient autour d’un projet d’un projet pharaonique, sans en attendre d’autres retours que d’y avoir participé.
A y regarder de plus près, Wikipédia dérogera très rapidement au schéma chimérique originel … si tant est que tel schéma n’ait jamais existé. En théorie, tout un chacun peu rédiger et publier un article au sein de l’encyclopédie ; en pratique, il faut non seulement respecter un certain nombre de règles qui peuvent dérouter les néophytes, mais également accepter de passer sous les fourches caudines des « administrateurs ».
Votre papier n’est pas jugé « éligible » : vous risquez de la voir brutalement disparaître sous les ciseaux électroniques d’un administrateur de Wikipédia (= « un utilisateur élu par la communauté pour en assurer la maintenance via des outils techniques particuliers »).
Tout le monde peut poser sa candidature ; après il faut recueillir des votes favorables, sachant que « la définition d'un vote "favorable" relève du pouvoir discrétionnaire des bureaucrates et s'appuie sur un ratio de pour/contre plus ou moins défini » ! Wikipédia France compte aujourd’hui 7 bureaucrates et 173 administrateurs.
Wikipédia constitue plus une oligarchie qu’une réelle démocratie, ce qui peut paraître frustrant par rapport au mythe fondateur (= l’idéal du Web 2.0) mais aura certainement permis la survie de l’institution face de réels dangers de dérives (= réécriture de faits historiques, rumeurs et calomnies concernant des personnages publiques, etc.).
Dérives auxquelles n’échappera pas un autre site emblématique du Web 2.0 : AgoraVox. Les conspirationnistes y ont construit leur nid depuis presque les tout débuts, tout d’abord très discrètement, en rédigeant 4 papiers aisément acceptables par les modérateurs – soit les milliers de rédacteurs ayant publié au moins 4 articles. Ensuite, on devient soi-même … modérateur !
Avec évidemment la possibilité de publier des articles de plus en plus orientés – bref, de moins en moins conformes à l’éthique journalistique, et à celle du support lui-même.
Premier avantage pour le petit malin : profiter de la visibilité que confère un titre aussi puissant, qui bénéficie d’un PageRank de 6 ; second avantage : un lien hypertexte convenablement placé en signature renverra vers le blog du rédacteur, ce qui ne pourra que favoriser à son référencement. Aujourd’hui, il devient difficile de systématiquement dupliquer les contenus sur les deux médias, sous peine de se voir blacklister par les moteurs de recherche, mais nos conspirationnistes en ont usé et abusé dans les premières années du Web 2.0.
Mais le Web social ne véhicule qu’une part des rumeurs : les plus pernicieuses voguent de boîtes aux lettres en boîtes aux lettres. Les chaînes de mail ne datent pas d’aujourd’hui : elles ont commencé à se développer dès les premiers jours de la toile, bien avant le Web 2.0. Si depuis les forums, puis Facebook et Twitter relaient à leur tour des quantités impressionnantes de fausses informations, les courriels continuent de charrier quotidiennement leur lot.
La plupart utilisent d’ailleurs désormais les deux canaux : Web social et chaînes de mail, ce dernier vecteur pour au moins deux raisons.
D’une part de nombreux internautes, notamment les plus âgés mais pas seulement, hésitent à franchir le pas qui ferait d’eux de réels et actifs socionautes ; par contre en relayant – sans forcément toujours y adhérer – les multiples messages qu’ils reçoivent, il leur semble participer activement à la grande communauté du Net et ne pas rester en deçà de la sinistre fracture numérique.
Par ailleurs, les chaînes de mail correspondent mieux à la mécanique des rumeurs qui s’appuient toujours sur des sources d’autorité mais non vérifiables, qu’elles soient lointaines (des chercheurs aux USA, par exemple) ou nécessairement anonymes (des proches du gouvernement, des membres des forces de l’ordre qui ne peuvent s’exprimer publiquement, etc.) : le même message publié sur un forum risque de se voir contredit au vu et su de tous par un expert compétent.
D’autant que des sites comme hoaxbuster.com traquent et démontent toutes les désinformations qui passent à leur portée : là, c’est même l’intelligence collective (= une foule d’internautes un peu plus avertis) qui traque la bêtise collective. Car si « hoax » se traduit par canular, la plupart des sujets évoqués relèvent plus des rumeurs pernicieuses que du simple gag, les plus nombreuses désormais se caractérisant par une cible, une source, et un bénéficiaire car … in fine la thématique importe peu.
Prenons le dernier ragot dénoncé par hoaxbuster : on nous a dissimulé que le vaccin ROR augmente de 340% les risques d'autisme[1].
La cible, ce sont les autorités sanitaires qui œuvrent pour la vaccination des populations, avec un certain succès puisqu’une maladie comme la variole a pu être déclarée éradiquée en 1980 ; les bénéficiaires, ce sont tous les groupuscules qui militent contre la vaccination, qu’elles qu’en soit les raisons : ici l’association Initiative Citoyenne[2] (la plupart du temps, ces derniers sont plus difficiles à identifier).
Bien sûr il ne suffit pas de crier haut et fort que « le vaccin ROR augmente de 340% les risques d'autisme » pour que les internautes y croient : il faut le prouver, essentiellement en faisant référence à une source crédible – dans le cas présent, un article publié sur le site en ligne de CNN : que du sérieux !
Sauf que le dit papier se situe dans une partie de type UGC[3] du site ; que le site lui-même a ensuite publié un long article contredisant les allégations avancées : en d’autres termes, la source réelle n’est pas CNN, mais un simple opposant à la vaccination (tout comme les rédacteurs d’Initiative Citoyenne) … mais qui va cliquer sur le lien vers le site de CNN et se donner la peine de suivre un débat complexe, de surcroit en anglais ?
Quand les rumeurs circulent par mail, plus grand monde ne pas prendre la peine d’en vérifier la véracité sur la toile : et de toutes façons, si CNN (ou n’importe quelle autre source d’autorité) le dit …
Dans le petit monde du marketing, difficile de lancer des rumeurs pour nuire à ses concurrents : le bénéficiaire sera très rapidement identifié et ses actes se retourneront rapidement contre lui. Samsung en a fait la dure expérience en 2013 en suscitant de faux commentaires à l’encontre de son compétiteur taïwanais HTC : ses smartphones planteraient pour cause de … moisissure ! Non seulement la supercherie aura rapidement été démasquée, mais leader coréen dut non seulement affronter les sarcasmes des internautes, mais aussi les foudres de l'autorité de la concurrence taïwanaise.
Toutefois, quand les rumeurs ne visent pas une marque particulière mais assez globalement, les produits ou services commercialisés par de grandes marques, cela peut assez aisément fonctionner : on rejoint alors le schéma général avec des bénéficiaires diffus, voire masqués ; des cibles quasi institutionnelles, donc nécessairement suspectes – reste alors à trouver des sources crédibles et peu vérifiables.
En 2009 circulait dans la blogosphère de nombreux messages soulignant la nocivité du parabène : ce conservateur, utilisé tant en cosmétique qu’en alimentaire et en pharmacie, souffre d’une image désastreuse – Wikipédia botte en touche en précisant juste que des « études aux résultats contradictoires [ont] été publiées concernant l'effet sur la fertilité et le potentiel cancérigène ».
Peu importe la réelle dangerosité du parabène : ce qui nous intéresse ici est que nombre de ces discours anxiogènes provenaient de blogs liés à des sites vendant … des cosmétiques bio – donc sans parabène ! L’effet sur les internautes est immédiat, d’autant que thanatos s’invite dans les conversations : « J’ai peur du PARABEN. Ce nom chimique est contenu dans MES produits de beauté et cosmétiques … Et il parait que ça donnerait le cancer », note cette blogueuse.
La source de toutes ces rumeurs : une étude britannique de 2004, dont les résultats n’ont pas été jugés probants par la communauté scientifique – ce qui cependant n’empêche pas les opposants au parabène de s’y référer constamment.
Cibles (les grandes marques de cosmétiques – sans bien évidemment jamais les citer), source (une étude anglaise controversée – mais ça, on ne le dit pas), et bénéficiaires (de petits sites de vente en ligne de cosmétiques bio) : le schéma classique des rumeurs … J’ai déjà évoqué le moteur à eau, les couches qui brûlent les fesses des bébés : cherchez les bénéficiaires !
Mais bien évidemment, ce sont les rumeurs politiques qui courent le plus vite … et là, on peut même se passer de source : on citera l’histoire de cette mère interpelant « la garde des sceaux, Christiane Taubira, au motif que son fils aurait tué le sien »[4] ; hoaxbuster évoque des versions antérieures argentines et péruviennes, tout aussi fantaisistes.
Seules comptent les cibles – qui souhaite-t-on déstabiliser ? – et bien évidement les … bénéficiaires : le Web social aujourd’hui ne transmet plus de l’information, il doit juste s’analyse sous l’angle du principe d’équifinalité cher aux membres de l’école de Palo Alto[5] : peu importe ce qui est dit, seul compte le résultat obtenu.
Le Web social, de créateur de connaissance – via son intelligence collective – est devenu manipulateur – et source de bêtise collective –, les rumeurs courant de site en site, de profil en profil et de boite mail en boite mail.
Le Web 2.0 constitue une rupture puissante, non seulement dans l’histoire du Web, mais dans celle de nos sociétés contemporaines : le passage d’une communication verticale, hégémonique – celle des médias, des marques, des institutions, à une communication horizontale, égalitaire, de citoyen à citoyen, s’est rapidement révélée porteuse d’espoir, d’un grand espoir, celui d’une civilisation ré-humanisée.
Sa métamorphose en un Web social marque une nouvelle rupture, hélas peu porteuse de progrès : la lecture des rumeurs qui se multiplient chaque jour un peu plus sur la toile ne peu que laisser pessimiste.
On ne s’en revient pas au village d’hier : car dans le village global, l’anonymat est roi, les lanceurs de désinformation avancent masqués, seuls ceux qui les relaient affichent ouvertement leur futilité. Peut-être ce nouveau Web n’est-il que transitoire, peut-être une nouvelle rupture se profilera-t-elle bientôt à l’horizon ? Pour l’heure, il n’en est hélas rien.
[3] User Generated Content : contenus rédigés par des internautes, et non par la rédaction du titre.
[5] Watzlawick, Beavin, Jackson : Une logique de la communication.
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