A qui appartiennent les marques ? #3
16/07/2012
Suite du post publié ici le 1, puis le 9 Juillet.
Reste donc le cas des entreprises défaillantes où il n’y a plus vraiment personne avec qui partager … et sur lesquelles nous nous pencherons lundi prochain.
Comme dans le cas du Nabaztag, un charmant mais (presque) totalement inutile petit lapin … pardon, « un objet communicant représentant un lapin […] capable de lire à voix haute les courriers électroniques, de diffuser des informations, de la musique ou d'émettre des signaux visuels », comme le définit Wikipédia.
Pour fonctionner (vivre), l’animal doit pouvoir se connecter aux serveurs centraux qui gèrent la communauté des rongeurs et les applications afférentes.
D’où le désarroi de leurs maîtres quand l’hébergeur des dits serveurs, faute de paiement des entreprises responsables Violet (liquidation judiciaire), puis Mindscape (redressement judiciaire), décide en Juillet 2011 de fermer les robinets … ce qui a pour effet immédiat de rendre les lapins inactifs (certains parlant même de « coma cérébral »).
Bonheur : Aldebaran Robotics, le nouveau propriétaire des Nabaztag, décide de très symboliquement rouvrir les serveurs durant la Nuit de Noël : « Le Nabaztag:tag renaît le 24 décembre à minuit », annoncent-ils par mail aux heureux possesseurs de lapins de seconde génération – aux autres de se débrouiller par eux-mêmes !
Tous n’auront pas eu la patience d’attendre si longtemps : « Simultanément ont démarré des serveurs alternatifs tenus par des passionnés sous architecture Open Jab Nab et Nabizdead. Ces derniers entièrement gratuits ont permis à tous ceux qui le voulaient de reconnecter leurs Nabaztag », précise ainsi un de ces geeks dans un commentaire sur Ecrans.fr.
Ici, plus de notion de collaboration, de discussions, de partage : les possesseurs de lapins ont repris leur destin (ou du moins celui de leur animal préféré) en mains – point barre.
Le seul « Forum dédié aux karot:z, nabaztag:tag, mir:ror, dal:dal… » (nabaztag.forumactif.fr/) compte près de 16 000 membres et plus de 350 000 messages – tous des passionnés, amoureux du produit et de la marque … et qui n’ont plus vraiment envie de la partager avec qui que ce soit, sinon d’autres passionnés comme eux : car ici, la solidarité fait loi.
Il ne faudrait toutefois pas réduire la lutte pour la possession de la marque à un simple combat opposant entreprises et clients et oublier un peu vite ceux sans qui rien ne se ferait : les employés de ces entreprises !
Difficile a priori de distinguer la structure anonyme des individus qui la font vivre ; pourtant ces derniers se sentent bien souvent dépositaires –presque à titre personnel – des produits qu’ils fabriquent et des marques sous lesquelles ils les fabriquent : et c’est lors de conflits syndicaux que cette revendication s’exerce de la manière la plus évidente.
Souvenons-nous de l’affaire LU : les salariés, ballotés de LU-Brun & Associés en Céraliment LU Brun, de Générale Biscuit en BSN, se sentent plus propriétaires de l’outil de production et de la marque, qu’un Danone qui de Paris, fusionne continuellement et renomme Belin, Vandamme et autres Heudebert en LU !
LU, Thomson, Kodak : il existe souvent une telle fierté à appartenir à de telles sociétés que leurs salariés estiment disposer de plus de droits sur elles que leurs actionnaires ou les financiers qui leur imposent leurs orientations – d’où leur refus de les voir mourir ! Un des exemples les plus significatifs à cet égard est celui de Polaroid.
Polaroid fait partie de ces entreprises leaders du monde analogique, qui s’effondreront à l’arrivée du numérique.
Le concept de départ est séduisant, il repose sur un insight puissant : si la photographie s’est largement démocratisée notamment grâce à Kodak et à son légendaire Instamatic, les consommateurs regrettent de devoir patienter des jours, et parfois des semaines, avant de pouvoir découvrir les clichés qu’ils ont pris … et parfois ratés : impossible de rependre ses photos de vacances, une fois de retour à Paris ou New-York.
D’où le succès de cet appareil à développement instantané, malgré ses limites : coûts plus élevés, qualité moindre, tirage unique, etc.
La photographie numérique offre aujourd’hui les mêmes avantages, sans les inconvénients afférents : quasi gratuité pour qui se contente de la lecture sur écran, qualité proche de l’argentique classique, et bien évidemment, copie infinie ; bref en 2007, la firme fondée en 1937 par Edwin H. Land, cesse la production d’appareils, et l’année suivante de films.
Sauf qu’un Polaroid, ce n’était pas seulement un boitier en plastique capable de réaliser des photos instantanées : ce fut par exemple l’appareil avec lequel Andy Warhol réalisa quantité de portraits de personnalités dans les années 70, de Jane Fonda à Sean Lennon en passant par Truman Capote.
Et que lorsqu’on pendant des années produits ces films légendaires, il est difficile – sinon impossible – de voir se fermer l’un après l’autre les centres de production et voir disparaître une telle marque
C’est que ressentirent dix anciens salariés de l’usine d'Enschede qui en Octobre 2008, rachetèrent les dernières lignes de productions du site et lancèrent The Impossible Project : deux ans plus tard, apparaissaient sur le marché leurs premiers films argentiques pour les appareils Polaroid, noir et blanc, puis couleurs.
Bien sûr un tel projet ne pouvait aboutir que parce qu’il rencontra d’autres passionnés : les photographes amoureux de la marque et de ses produits, eux-mêmes bien souvent réunis en communautés comme Polaroid Passion, Bong-A-Pola et autres 1 Instant.
A qui appartiennent les marques ?
La réponse est évidente : propriété partagée entre l’entreprise, ses clients et ses salariés. Internet n’a rien changé (les déboires de Coca Cola avec son New Coke et l’aventure de The Impossible Project le prouvent) … mais le Web social joue aujourd’hui un formidable rôle d’accélérateur.
Toutes les entreprises ne sont pas prêtes à l’accepter : certaines freinent même des quatre fers ! Mais au lieu de bénéficier du soutien actif de leur communauté, elles risquent juste de se faire harponner au premier faux pas.
Les commentaires sont fermés.