Marque personnelle #1
28/05/2012
Coca-Cola, IBM, Microsoft, Google, General Electric, McDonald’s, Intel, Apple, Disney et Hewlett-Packard constituent pour Interbrand le top ten des « meilleures marques mondiales » : desquelles peut-on spontanément citer le nom de l’actuel dirigeant ?
Wikipédia consultée, Muhtar Kent apparaît être le CEO de The Coca-Cola Company : mas qui connaît vraiment Muhtar Kent ? Ou Virginia Rometty, son homologue chez IBM ?
La notoriété d’un Steve Ballmer, l’actuel numéro un de Microsoft, semble meilleure, tout comme celle de Larry Page pour Google ; mais celle de Tim Cook, CEO d’Apple reste vraiment à construire.
Les noms qui nous viennent immédiatement à l’esprit sont ceux, mythique du pharmacien John Pemberton qui élabora la recette d’une célèbre boisson pétillante à base de coca, de Bill Gates, cofondateur de Microsoft avec son associé Paul Allen, Walt Disney, le père de Mickey Mouse, et bien évidemment … Steve Jobs, qui se détache très fortement du lot.
Pourquoi ? Tout simplement parce que Steve Jobs n’est pas seulement le cofondateur d’Apple avec Steve Wozniak (qui se souvient de Steve Wozniak ?), ni même le sauveur d’une société au bord de la faillite quand il en reprend le contrôle en 1997 : Steve Jobs est une marque.
Pas Bill Gates. La preuve ? Tapez « Marque Steve Jobs » (avec des guillemets, pour être ne remonter que les résultats incluant cette suite de mots précisément) sur Google : vous obtenez « environ 36 300 résultats » ; faites de même avec « Marque Bill Gates » et le moteur en fournit poussivement … 53 !
Bien sûr ce ne sont que des estimations, mais quand même ! D’autant que pour ce dernier, nombreux résultats ne sont que des artefacts (Google ne tient pas compte de la ponctuation, considérant valide l’expression : « invité de marque, Bill Gates … ») ; alors que les questions du type : « La marque Steve Jobs plus forte que la marque Apple ? » sont monnaie courante !
Comme une marque, Steve Jobs sait que pour exister, il faut exprimer et assumer sa différence : le fameux slogan « Think different », qu’il imposera dès son retour, lui convient autant qu’à l’entreprise qu’il dirige.
Comme pour toutes les marques mythiques, petit à petit les exégètes en réécrivent l’histoire, pour la rendre encore plus attractive : Jobs devient le visionnaire absolu, qui a inventé pèle mêle le bureau et la souris, le baladeur numérique, le smartphone, la tablette tactile … excusez du peu !
Or, loin de nier l’apport de Jobs à l’histoire mondial des nouvelles technologies, rappelons que le bureau et la souris proviennent des centres de recherche Xerox à Palo Alto ; qu’Archos et d’autres commercialisaient des baladeurs mp3 à disque dur bien avant le premier iPod, etc.
Avec Steve Jobs, nous rentrons dans le champ du storytelling : quand à l’automne 2011, Apple lance son système de Cloud Computing iCloud, d’aucuns rappellent que le concept est né au début des années 2000 (et même « inventé en 2002 par Amazon » – voir ici) – à l’époque, on parlait d’ASP, pour Application Service Provider, dénomination nettement moins sexy !
Alors ressort sur le Net une vidéo de la Worldwide Developers Conference de 1997, où le gourou évoque sa vision d’un Web dans les nuages … qui deviendra iCloud ! C’était évidemment un peu vite oublier John McCarthy, l'un des pionniers de l'intelligence artificielle et inventeur du langage LISP qui en 1961, lors d’une conférence au Massachusetts Institute of Technology, posa les premières pierres d’une informatique partagée sous forme de services.
Steve Jobs n’est ni le seul, ni même le premier à s’être façonné comme une marque : aujourd’hui, on parle de personal branding ; le Web social a beaucoup contribué à développer le concept, avec la montée en puissance des blogs au début des années 2000. Peut-être que la spécificité de Jobs, c’est qu’il a mis sa marque personnelle au service de celle de l’entreprise qu’il dirigeait.
Dès lors, deux marques coexistent à ce jour : Apple et Steve Jobs ; à la première, Wikipédia consacre un peu moins de 35 000 signes, à la seconde, pas loin de 100 000 : et même si la version anglaise de l’encyclopédie collaborative rétablit un peu les équilibres en accordant environs 86 000 signes à Apple, contre 108 000 à son fondateur, il semble bien que la marque la plus puissante ne soit pas celle de l’entreprise, mais celle de son ancien fondateur !
D’où la question qui se pose : Apple peut-elle survivre à Steve Jobs – non pas à son fondateur, mais à la marque Steve Jobs ?
Un premier élément de réponse pointe à la lecture des comptes-rendus – presse et blogosphère unanimes – de la première « keynote » de Tim Cooks en tant que CEO, le 4 Octobre 2011 … la veille de la mort de son illustre prédécesseur : décevant !
Décevant le produit présenté : un iPhone 4S quand tout le monde attendait l’iPhone 5 … et un Tim Cooks quand tout le monde rêvait encore d’un Steve Jobs : car le nouveau CEO, aussi brillant puisse-t-il être, n’aura sans doute jamais le charisme de son ancien patron !
Et même s’il l’avait ? Même s’il était capable de shows extraordinaires ? On l’accuserait alors de « faire du Steve Jobs », de copier son maître, de n’être qu’un produit, une marque « me too » : comment affirmer à son tour sa différence … sinon à se banaliser ? Un CEO gestionnaire ne brillera jamais comme un fondateur visionnaire !
Bill Gates, lui aussi, a réussi un parcours, sinon sans faute (il suffit de voir les boulets que traine Microsoft, notamment les multiples actions en justices pour concurrence déloyale auxquelles la firme doit répondre), du moins particulièrement efficace : pourtant il n’existe pas vraiment de marque Bill Gates – ou alors, il s’est montré très mauvais dans l’élaboration de son personal branding !
Peut-être tout simplement parce que ce dernier n’a jamais cultivé sa différence : au contraire, il est le père d’un système d’exploitation et de suites bureautiques destinées au plus grand nombre ; en d’autres termes, la marque Bill Gates n’aurait jamais pu être qu’une marque … standard, moyenne, commune : pas très séduisant non plus !
Costume cravate versus pull noir, conformisme versus singularité : tout opposera les marques Steve Jobs et Bill Gates, l’une passionnée, charismatique jusqu’a l’adulation ; l’autre beaucoup moins attirante, avec son style d’adolescent attardé, une marque souvent vilipendée. Des marques dont l’image ne recoupe pas réellement la réalité des individus …
Ainsi Gates et son épouse Melinda a été désignés « homme de l'année 2005 », aux côtés du chanteur de U2, Bono, pour leurs actions philanthropique ; Jobs, lui, a arrêté le programme caritatif d’Apple à son retour aux commandes en 1997. Et pourtant la marque Steve Jobs possède un pouvoir d’attraction bien supérieur à la marque Bill Gates …
Quand Bill Gates décide de quitter en 2008 toute fonction opérationnelle au sein de l’entreprise qu’il a créée 30 ans plus tôt, personne ne se pose la question de la survie de cette dernière : Steve Ballmer est aux commandes et pour le reste, business as usual !
Une marque personnelle ne reflète pas nécessairement parfaitement la personnalité de l’individu qui la porte – tout comme une marque commerciale peut plus ou moins diverger de la réalité des produits qu’elle nomme : c’est même d’ailleurs à cela, entre autres, qu’un annonceur paie son agence de publicité !
Une marque personnelle forte peut puissamment contribuer au succès de l’entreprise qu’elle supporte … mais avec des risques évidents en cas de divorce des deux marques – ou de décès de la marque personnelle, comme dans le cas d’Apple avec Steve Jobs.
Jobs constitue un exemple emblématique, mais il est loin de constituer un cas isolé ; surtout, il a fait des émules … ou du moins suscité quelques contrefaçons dont la plus évidente en France s’appelle Xavier Niel : la conférence de presse orchestrée pour le lancement de Free Mobile le 10 Janvier 2012, constitue une pâle parodie des fameux keynotes de l’ancien fondateur d’Apple.
Les meilleures marques personnelles sont évidemment des créations originales – elles sont donc plus rares !
… à suivre, la semaine prochaine.
Les commentaires sont fermés.