Crise de la consommation ou pas de côté ?
04/02/2009
L'invitée du jour, c'est Danielle Rapoport, Directrice de DRC, études et conseil.
Assistons-nous en direct à la fin d’une mécanique de consommation telle que nous la connaissons depuis plus de quarante ans et à la radicalisation de nouveaux comportements ?
À écouter ce que les consommateurs eux-mêmes nous en disent, il semblerait que oui, et que ces changements ne relèvent pas d’une crise mais d’une logique, d’une évidence réactive au contexte économique et social actuel. Et plus profondément, d’une recherche de consonance entre ce qu’ils perçoivent de l’offre de produits notamment de la grande consommation, et de leurs propres comportements d’achat qu’ils jugent parfois sévèrement.
Gaspillage, conséquences délétères pour l’environnement, inégalités dans l’accès à la qualité, risques d’addiction par des offres trop tentatrices … autant de critiques qui révèlent aussi une déception sous jacente, celle de ne pas avoir reçu de « récompense » de la part des marques (au sens large du terme) face au poids de la « dépense » dans l’acte d’achat : argent, temps, difficulté de choisir qui demande un véritable travail de tri des informations nécessaires, peurs liées aux risques sanitaires, effets négatifs de l’absence de confiance …
Ces aspects délétères de la consommation montrent que celle-ci a perdu de son innocence et qu’il convient de jouer différemment le lien entre acteurs de l’offre et acteurs de la demande.
En quoi consisteraient ces nouveaux liens, ce nouveau regard sur des individus qui ont fait un « pas de côté » et proposent, par la tangente, de nouveaux modèles à leur échelle ?
Leur démarche en « crabe », parfois réactive et souvent créative, relève d’une mise à distance critique et d’une revendication d’être réellement reconnus comme acteurs piliers de la « croissance », par ceux-là même qui les désignent ainsi. Si les inégalités sont si grandes entre marges réalisées par les marques et leur accès difficile par un prix trop élevé, si elles prêtent si peu d’attention à leurs acheteurs, continuent leur course au profit dans un courtermisme, une myopie, une surdité, une absence de reconnaissance propres à décourager les plus fidèles, pourquoi continuer de les aimer et ne pas aller « voir ailleurs », se relier à des offres plus généreuses et qui fassent rêver, ou moins onéreuses et génératrices de pouvoir d’achat ?
Le « pas de côté » correspond à un déplacement de la norme consommatoire, qui jusqu’ici pouvait se résumer à une équation simpliste : provoquer le besoin (en principe limité) sur le mode d’une sollicitation du désir (par essence illimité) qui mène les personnes à devenir des « consommateurs », en réponse immédiate et émotionnelle à des stimuli, soumis à des pulsions irrépressibles, dans une omniprésence du présent.
Le « pas de côté » réhabilite l’idée que le consommateur est symptôme et partie prenante d’un contexte socioéconomique et qu’il cherche à le faire savoir par des comportements à sa mesure. Caisse de résonance et acteur à la fois, les solutions qu’il élabore sont éminemment pragmatiques : sauver ses sous, amenuiser son sentiment de perte – pouvoir d‘achat, travail, statut, désir - s’inscrire dans des valeurs qui privilégieraient « l’humain », le lien, la proximité, la participation, la contribution. Sur ce dernier point, Internet lui facilite la tâche, dans ce qu’il permet de communication horizontale (« C to C ») et de création de pôles de confiance.
Ce « pas de côté » est aussi la cristallisation d’attitudes que nous avions décelées au début des années 90, notamment en termes de perte de confiance vis-à-vis des institutions. L’angoisse de l’avenir et la focalisation excessive sur le présent ont été les conséquences négatives de l’incapacité des institutions et des marques à proposer autre chose que des stimuli au présent - innovations sans valeur ajoutée rendant l’offre plus confuse, les choix plus difficiles, le gaspillage et l’obsolescence plus répréhensibles.
Si certaines entreprises en ont tiré des leçons, mettant « le consommateur au cœur des préoccupations », d’autres se sont emparées de la formule sans en appliquer les conséquences. Le besoin de maîtrise pour compenser des achats plaisir marque une reconfiguration du désir en questionnant ses vrais besoins.
S’y ajoute une sensibilisation à l’idée de « limite », dans la dénonciation du « trop », d’une obésité de l’offre dans sa redondance absurde. La question de la limite est aujourd’hui renforcée par les grands enjeux environnementaux qui nous obligent à une conversion radicale des systèmes de production, de fabrication, de distribution et de consommation, où posséder, détruire, abuser des ressources, s’imposent comme des contre-valeurs et devront générer des contre-pratiques plus respectueuses … sous conditions de conviction à tous les niveaux, ce qui est loin d’être le cas !
Pour les individus, leur permettre des actes engageants renforçant leur sentiment d’utilité (les petits ruisseaux faisant les grandes rivières).
Pour les entreprises, associer le court terme au long terme du durable, et rendre leurs offres cohérentes, crédibles, accessibles et désirables.
Pour les médias, convertir leurs stigmatisations dramatisantes et culpabilisantes en informations utiles.
Pour les publicitaires, cesser de s’abreuver au « filon vert » sous perte de lasser leurs publics et de décrédibiliser les marques qu’ils veulent défendre.
Les consommateurs ont montré depuis près de 20 ans leur obstination à réclamer leur dû tout en exprimant, pour certains la nécessité de leurs devoirs, à condition d’inscrire ceux-ci dans une vraie réciprocité. Cette « co-reconnaissance » - lien positif et synergique entre l’entreprise et les consommateurs - viendrait réparer un sentiment d’impuissance plutôt partagé chez les consommateurs – mais aussi les salariés.
Ce sentiment est, du point de vue psychologique, ce qu’il y a de pire.
Pire que la dissonance, quand les acheteurs naviguent entre « low cost » et attrait pour une fabrication locale plus chère. Pire que la frustration, dont on peut se convaincre qu’elle est choisie via des arbitrages « astucieux » et « intelligents », l’envie de faire du vide et adopter des comportements plus justes pour soi-même. Pire que l’absence de confiance qui a donné lieu à la construction compensatoire de nouveaux liens et lieux de proximité et des choix de confiance par la preuve. Pire que le sentiment de « perte », qui peut se retourner en gain matériel et psychologique, comme le sentiment de compassion, quand la visibilité de la très grande pauvreté relativise la sienne propre. Si les consommateurs choisissent d’acheter moins pour s’offrir du « mieux » et donner au superflu des vertus de sens - ce qui est perceptible dans la baisse constatée en volume des achats en hypermarchés quand la valeur ajoutée n’y est pas perceptible – le rétablissement de la confiance suffira-t-elle à renverser la tendance ?
S’il ne faut pas compter encore sur une « consommation citoyenne » - acheter plus cher pour sauver des emplois par exemple - il faudra des marques, des entreprises qui fassent lien, et aident les individus à trouver dans leurs offres et services un « collectif de confiance ». Elles récupèreront de ce fait le statut de « puissances bienveillantes » qui leur fait tant défaut aujourd’hui : produire du futur et redonner de l’espérance à l’ensemble du système.
Chronique également publiée dans Les échos.
Les commentaires sont fermés.