Pretesting publicitaire : danger de la rationalisation !
02/12/2006
Avant de l’analyser plus en détail, peut-être serait-il bon de rappeler quelques fondamentaux.
Nos perceptions se construisent dans notre mémoire de travail à partir d’éléments en provenance de nos organes sensoriels, via notre mémoire à court terme, que de notre mémoire à long terme.
Extrêmement volatile, notre mémoire à court terme ne peut retenir plus de 7 éléments simples : c’est pour cela que nous mémoriserons les numéros de téléphones comme des suites de 5 fois 2 chiffres et non de 10 chiffres.
Par ailleurs, les informations recueillies sont dénuées de sens : quand je croise dans la rue mon voisin, je ne le reconnais pas immédiatement – pas plus comme voisin que comme être humain : l’identifier comme individu nécessite déjà de multiples interventions de la mémoire à long terme, formes, couleurs, etc. n’étant pas stockées au même endroit.
Pour passer de l’individu au voisin, d’autres opérations sont nécessaires pour – en temps réel – identifier la personne, voire la nommer : et pas question de passer en revue toutes nos connaissances – trop long !
Dans notre quartier, pas de problème : mon voisin participe du même contexte ; par contre près de mon bureau, je risque de ne pas le reconnaître. Pourquoi ? Parce que les indices dont je dispose – je me trouve près de mon lieu de travail – me conduisent à rechercher quelqu’un ayant une quelconque raison de se trouver là.
Le problème de l’interprétation apparaît sur le principe assez proche de celui de la perception, la mémoire à long terme jouant un rôle fondamental. Pénétrons dans le cerveau de cette ménagère qui n’accorde qu’un œil distrait à la publicité qui passe sur le téléviseur du salon…
Un paysage désertique défile par la glace latérale, puis le pare brise d’une voiture : certainement une publicité automobile ; elle peut rater la fin – et la signature –, elle a compris.
Sur une musique de western, des voitures sans marques d’enfuient tandis que pénètre une 607 : 5 secondes de film, elle a compris.
Au volant de son auto, Lara Croft s’apprête à franchir un ravin sur un pont effondré : encore une publicité pour un jeu vidéo: 5 secondes de film, elle a compris.
La musique des Chemical Brothers, un avion au loin dans le ciel : 5 secondes de film, elle a compris – Air France.
En simplifiant fortement, notre cerveau fonctionne par indices, associations, activation de champs sémantiques et zones contextuelles. Toute annonce est bourrée d’indices – principe de redondance – qui vont activer diverses zones contextuelles : quelques plans automobiles mobilisent celle de la publicité automobile… et la quête de sens ne s’effectuera plus que dans ce domaine particulier.
La musique de western du spot pour la Peugeot 607 suggérera une forte tension, la supériorité du prédateur… Le sens se construit ensuite par associations, construisant des réseaux sémantiques, prioritairement au sein des contextes activés : bien sûr, rien n’est figé, et la présence de Lara Croft ne nous empêchera pas de passer du jeu vidéo à l’automobile – si toutefois nous avons persisté jusque-là.
Enfin, on accordera une attention toute particulière aux affects qui mobilisent très efficacement certains champs sémantiques – d’où l’apport fondamental de la musique dans toute communication publicitaire : la chanson des Chemical Brothers constitue bien plus qu’une simple signature pour Air France.
Dernière précision, la plus importante : si tous ces phénomènes sont inconscients. Mais attention : nous ne parlons pas ici d’un inconscient Freudien, verbalisable sous certaines conditions – mais bien d’un inconscient cognitif, totalement inaccessible !
Ne seront accessibles à nous que les résultats – certains résultats – de son travail : des préactivations sémantiques, des associations notamment – les premières nécessitant pour leur mise en évidence des appareillages extrêmement coûteux.
Inciter – quelle qu’en soit la manière – des consommateurs à reconstruire certains process, ne peut qu’aboutir à des contresens : d’une part, ils vont nécessairement réagir rationnellement, là où les affects et le non dicible dominent ; et en plus ils vont activement mobiliser leur mémoire centrale là où tout se passe en mémoire périphérique.
La mémoire centrale, c’est celle de la lecture, de la conversation courante – sauf si l’on ne prête pas vraiment attention à ce que l’on fait ; dans ce cas, notre mémoire périphérique prend le dessus : c’est le cancre qui rêvasse au lieu de suivre le cours, c’est le téléspectateur qui consulte le programme à l’heure où passe un écran publicitaire.
Mobiliser la mémoire centrale pour restituer des informations stockées de manière périphérique, m’évoque la vieille plaisanterie de l’ivrogne qui cherche ses clefs sous un lampadaire alors qu’il les a perdu ailleurs… simplement parce qu’il y a là de la lumière !
Ces fondamentaux rappelés, le double danger de rationalisation évoqué en début de cette note apparaît assez évident.
Le premier tient à la pratique courante qui consiste à soumettre d’amblée les consommateurs à un stimulus – concept, visuel, parfois finalisé – pour se lancer rapidement à la recherche du sens, d’éléments explicatifs et/ou perturbateurs, etc. ; bien souvent le projectif n’intervient qu’en fin de parcours…
Ce faisant, on mobilise artificiellement la mémoire à court terme – et donc les indices – et la mémoire centrale – en forçant l’attention… D’où de très flagrants risques de biais : notre mémoire de travail va approfondir avec un soin tout particulier des éléments qu’elle n’aurait que survolés, et les utiliser comme base à une reconstruction sur-rationalisée… là où, dans la vie courante, n’existent que de très lâches associations.
L’animateur détaille le spot Lara Croft : les participants prêtent une attention toute particulière à ses propos – la voiture franchit le pont effondré, passe devant des autostoppeurs, apparaît un écran Seat Alhambra, etc. : le seul contexte activable sera désormais celui de la communication automobile… ce qui déclenchera de tout autres associations sémantiques !
En situation de test, les spots Lara Croft et 607 participeront donc immédiatement du même contexte publicitaire : mais le soir, à 21 heures, dans le salon de monsieur Dupond ?
Quant aux spots 607 et Air France, ne serait-il pas plus pertinent, avant même de montrer quelque image, de faire écouter quelques notes de Il était une fois dans l’Ouest, ou des Chemical Brothers ?
Le second danger de rationalisation tient aux consommateurs : la télévision, les magazines ne constituent plus seulement des supports publicitaires ; ils les aident à décrypter le discours publicitaire.
De tels consommateurs, qui ont acquis des réflexes quasi professionnels, vont tout naturellement appliquer aux matériels soumis à leur attention les techniques de lecture que leur enseignent les médias : ils vont pénétrer avec une extrême rationalité dans les stimuli qui leurs sont présentés.
Dès lors imaginez le gap entre une analyse en laboratoire, ultra rationnelle et hyper active… et la réalité d’une attention flottante dominée par nos affects : peut-être serait-il temps de réinventer le pretesting publicitaire !
2 commentaires
Intéressant comme toujours ... Cela m'a rappelé les approches "low involvement process" qui ont été, me semble-t-il, introduites par Heath et défendues par Broadbent.
Je te remercie de soulever cette problématique qui nous tient à coeur à Repères et rentre dans nos réflexions méthodologiques.
A propos de la rationalisation du discours recueilli, je pense qu'il s'agit d'un biais méthodologique qui s'est peu à peu installé étant donné la posture ambivalente que l'on a à l'égard du qualitatif et qui sévit depuis une dizaine d'années :
Positivement pour le quali, on a reconnu que le consommateur avait quelque chose à nous apprendre et à exprimer qui sortirait du questionnaire préétabli.
Mais négativement on est quand même resté méfiant quant à la validité du qualitatif et de la boîte noire que représente la phase de l'analyse.
Alors petit à petit un glissement s'est produit dans la technique d'interrogation : pour s'assurer de la fiabilité des résultats, on est de moins en moins passé par une analyse proprement dite, on a fait en sorte que les résultats sortent directement de la bouche du consommateur. On lui a alors demander de se justifier, de tourner son dicours dans tous les sens jusqu'à ce qu'une explication logique émerge et fasse «preuve».
La technique des groupes a pleinement participé à ce mouvement : la bonne émulation des participants a permis de travailler au corps le discours. La preuve ainsi obtenue était visible «en direct» et offrait, de plus, une opérationalité immédiate.
Or, pour nous, il reste clair qu'il est assez stérile d'interroger le consommateur de façon rationnelle puisqu'il agit selon ses émotions et des ressorts inconscients :
non seulement parce que ça va plus vite pour son cerveau : l'évaluation consciente passe par l'aire corticale qui s'active beaucoup plus lentement que l'aire des émotions ,
mais aussi parce que la rationalité ou la raison sont en fin de compte davantage un moyen de réassurance voire un moyen de défense , eux-mêmes sous-tendus par des phénomènes inconscients (souci de cohérence, désirabilité sociale,...). Cette rationalité doit donc encore être analysée pour ne pas s'y laisser prendre.
et surtout parce que lorsqu'il s'agit de désir, de plaisir et autres affects (lieu de la pub, non ?), nous ne pouvons pas passer à côté de Freud et de son inconscient qui a ses raisons.
le projectif doit donc retrouver une place majeure dans l'approche qualitative.
Par ailleurs, tu pointes un certain conditionnement au discours publicitaire, un effet de surationalisation. D'une certaine manière, la technique groupale vient activer le même type de biais :
Au début de la technique, il y avait un gain certain à la dynamique de groupe pour lever les freins socio-culturels et mieux accéder à l'inconscient via l'émulation, les jeux associatifs et une sorte d' hystérisation du groupe. Aujourd'hui les individus ne connaissent plus ces freins, ils se trouvent même dans une liberté vertigineuse. Le groupe va alors engendrer plus de biais qu'une interrogation individuelle : effet de leading certes bien connu (mais que l'animateur peut déjouer) mais surtout effet de cohésion du groupe avec tout le mécanisme de surationalisation qui en découle (et ça se joue plus rapidement que ça ne se déjoue : 3 heures n'y suffiront pas). Toutes les techniques qui consistent à contrôler ces effets ou même à les activer, finalement travaillent le biais plutôt que la réalité du consommateur devant sa pub.
Autrement dit, pour retrouver une qualité de discours, il faut réintroduire du projectif et réintroduire de l'individuel.
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