Déclarative ou procédurale ?
02/11/2006
_ Que fais-tu avant de tourner à gauche ?
_ Je mets mon clignotant.
_ Tu ne regardes jamais dans le rétroviseur ?
_ Si, toujours…
Si ! Mais vous avez oublié… de le dire, pas de le faire : vous êtes un conducteur prudent qui applique consciencieusement les recommandations apprises à l’auto école. Mais alors, pourquoi ne pas l’avoir précisé quand je vous ai interrogé ?
En fait, c’est un peu de ma faute : je me suis adressé à votre mémoire sémantique alors que l’information figurait dans votre mémoire procédurale.
La mémoire sémantique contient tout ce que l’on a appris au cours de notre existence : 1515 – Marignan, 2 et 2 font 4, la recette du bœuf en daube, etc. La mémoire sémantique est déclarative : je peux répondre « Marignan » quand on me demande « 1515 ».
Elle n’est la seule : la mémoire épisodique est également déclarative ; elle stocke tous les événements que nous avons vécu, auxquels nous avons participé au cours de notre vie, de notre passage sur les bancs de l’école primaire à notre mariage en passant par l’examen du permis de conduire.
Le bégaiement de notre vieil instituteur se sera logé dans notre mémoire épisodique, ses enseignements dans la sémantique ; tout comme les multiples règles que nous a patiemment répétées le moniteur d’auto école.
Des règles qui pourtant n’y figurent plus : si je souhaite évaluer votre conduite, mieux vaut que je m’installe à vos côtés et que j’observe vos actes avec attention : je constaterai à ma grande satisfaction que vous appliquez correctement tout ce qui vous a été jadis enseigné… et que vous êtes aujourd’hui incapable de citer.
Et là, j’accède à votre mémoire procédurale – mémoire de nature non déclarative… donc inutile de vous demander ce que vous faites : vous le savez très bien – heureusement, sinon, que d’accidents ! – mais vous êtes incapable de le verbaliser.
Pourquoi donc ? Pas parce que vous avez oublié – vous regardez toujours dans le rétroviseur. Parce que l’information, peu sollicitée, devient verbalement difficilement accessible ? Le présupposé est grave de conséquences : si telle était le cas, des techniques appropriées devraient permettre d’y accéder.
Et il est vrai qu’un questionnement patient permet d’arracher des bribes complémentaires : en vous demandant de reconstituer patiemment tous vos gestes, vous précisez soudain que… vous regardez dans le rétroviseur!
Gagné ? Non, illusion sans plus, vous avez été chercher l’information ailleurs. En puisant dans votre mémoire épisodique : vous vous observez – mentalement s’entend – conduire, avec tous les travers d’un tel artifice : jamais vous n’occupez la place du passager quand vous conduisez !
Alors, vous allez compléter l’information de votre réelle expérience de passager… et de l’observation d’autres conducteurs : votre femme, vos amis, vos collègues, etc., endossant ipso facto leurs éventuels travers.
Et vous agrégerez tout cela avec quelques bribes de mémoire sémantique – quelques panneaux et consignes que vous avez appris par cœur – pour construire un souvenir totalement artificiel… mais tellement crédible que vous même allez y croire dur comme fer !
Pourquoi n’êtes-vous plus capables de décrire ce que vous avez appris, et exécutez encore à la perfection… alors que le jour de l’examen, vous auriez su instantanément répondre à l’examinateur ? Justement, parce que depuis lors, l’information a peu à peu migré d’une zone du cerveau à une autre, une zone « muette » en quelque sorte.
Ce que nous confirme aujourd’hui l’imagerie cérébrale : « Des études d'imagerie cérébrale ont montré que cette automatisation se traduit dans certaines tâches par un désengagement progressif des lobes frontaux, impliqués dans des processus volontaires de haut niveau. Ces activations laissent la place à une activité centrée sur des régions sous-tendant des mécanismes plus routiniers, telles que le thalamus, les ganglions de la base ou le cervelet », selon des chercheurs de l’INSERM.*
Et d’évoquer le paradoxe du digicode : « C'est ce qui se passe lorsque vous mémorisez votre digicode. La première fois, vous le gardez dans votre mémoire déclarative pour pouvoir l'effectuer, mais très rapidement les informations déclaratives sont transférées vers la mémoire procédurale : vos lobes frontaux travaillent moins, et votre thalamus, votre cervelet et vos ganglions de la base prennent le relais. Le problème, c'est qu'une fois le code délégué à ces centres cérébraux, il devient plus difficile de le refaire repasser vers les lobes frontaux… ».
Dès lors, inutile de prolonger le questionnement à l’infini et de multiplier les techniques projectives les plus sophistiquées : l’information ne se situe plus là où on la cherche – physiquement pourrions-nous dire ! Peu importe qu’elle ait migrée des lobes frontaux vers le thalamus ou le cervelet : l’important, c’est de ne jamais oublier que chaque mémoire nécessite une technique particulière d’investigation…
…et de bien l’ancrer dans sa mémoire sémantique, pour pouvoir le répéter à l’envie aux spécialistes des études marketing qui prétendraient encore le contraire !
* Francis Eustache et Bérengère Guillery-Girard : Le paradoxe du digicode, Cerveau et Psycho, juillet août 2006.
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