Gilles Lipovetsky en retard d’une société
28/08/2006
Effet Bobo* à retard ? Les philosophes séduisent le monde du business, du marketing et de la communication. Parmi eux Gilles Lipovetsky a récemment publié : Le bonheur paradoxal.**
Trait commun à tous ces nouveaux philosophes : ils affirment sans démontrer, maniant le "je" avec véhémence. Les "Je ne le crois pas", "J’ai au contraire la conviction…"** remplacent allègrement les démonstrations Cartésiennes auxquelles nous avaient accoutumé nos professeurs de Terminale.
S’ils ne démontrent pas – contrairement aux grecs ou aux classiques – d’où tirent-ils leur soudaine légitimité ? De l’affirmation catégorique et péremptoire de thèses indémontrables mais estampillées de l’inestimable sceau de l’Autorité Universitaire – rien de moins !
De l’affirmation définitive de ce que souhaitent entendre business men et publicitaires sans trop oser le demander : que la société de consommation se porte bien, qu’au passage les Français aiment toujours la publicité, et que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes – moyennant quelques petits aménagements sémantiques dont les communicateurs ont le secret.
Gilles Lipovetsky s’est engouffré dans la brèche : puisque le microcosme communicationnel est en manque de consommation, il lui offrira… de l'hyperconsommation. Si avec ça, on ne s’arrache pas ses livres ! L'hyperconsommation constitue, dans pensée Lipovetskienne, le troisième cycle de la société de consommation. Petit rappel historique…
Le cycle I qui s’achève à l’aube de la seconde guerre mondiale, voit naître production et marketing de masse, avec la « triple invention » de la marque, du packaging et de la publicité – sans oublier la distribution de masse, les grands magasins ayant « enclenché un processus de démocratisation du désir ». Sic !
Le cycle II renvoie aux Trente Glorieuses : « Si la phase I a commencé à démocratiser l’achat de biens durables, la phase II a parachevé ce processus en mettant à la disposition de tous ou presque les produits emblématiques de la société d’affluence : automobile, télévision, appareils électroménagers ». C’est également le stade de la consommation collective – celle des foyers
Lipovetsky fait démarrer son cycle III à la fin les années soixante-dix – soit après les deux Chocs Pétroliers qui ont signé la mort des Trente Glorieuses. Nous pénétrons ici dans le champ de la consommation individuelle : « La consommation "pour soi" a supplanté la consommation "pour l’autre" en phase avec l’irrésistible mouvement d’individualisation des attentes, des goûts et des comportements ».
Jusque-là, l’analyse semble pertinente – bien que triviale : le marketing est né du dépassement de l’offre sur la demande – grosso modo, la phase I –, puis la gigantesque accélération économique des Trente Glorieuses a favorisé l’équipement du plus grand nombre – phase II – avant que le brutal coup de frein consécutif aux deux Chocs Pétroliers.
Et là, les Français vont devoir arbitrer entre leurs désirs et leurs capacités financières : en caricaturant à peine, quand on n’a plus les moyens de frimer, on se met à cocooner et on redécouvre les plaisirs minuscules.**** Ce qui explique le succès immédiat du livre d’un Philippe Delerm pleinement en phase avec son époque.
Depuis, il y a eu la Nouvelle Economie – Internet, le high tech tout puissant – et sa tout aussi vertigineuse chute, le rejet de plus en plus affirmé des marques par les jeunes, la montée du low cost, etc. Et des citoyens qui s’interrogent face à des crises à répétition – la guerre, les épidémies, la crise des banlieues, etc.
Tout cela ne laisse aucune trace réelle dans la pensée Lipovetskienne, depuis la fin les années soixante-dix, nous naviguons dans une société d'hyperconsommation : l'hyperconsommation, c’est une « façon d’exorciser la fossilisation du quotidien », de « remettre de l’aventure dans la vie ».**** Non, vraiment n’a changé depuis un quart de siècle… et rien n’est près de changer !
Et pourtant, que dire par exemple de ces consommateurs experts qui ne s’en laissent plus dire, ni par les marques statuaires, ni par leur communication, et encore moins par les argumentaires de vendeurs ? Gilles Lipovetsky balaie la critique d’un revers : « C’est autant un individualisme débridé et chaotique qu’un consommateur "expert" se prenant en charge de manière responsable qui s’annonce ».
D’où un monde totalement paradoxal, peuplé d’individus schizophrènes, à la fois fashions victims et babas cools, accros à la consommation bien que parfaitement capables d’en déjouer les pièges – en un mot, des turbo-consommateurs.
Et là aussi, il n’a pas totalement tort, Lipovetsky : nos contemporains apparaissent pétris de contradictions – flânant chez Aldi un sac Gucci à la main, ou comme ces écologistes qui déboulent dans les rues de Paris au volant de leur véhicule tous terrains.
Sauf qu’une telle société est tout, sauf stable !
Si nous changeons sans cesse de comportement – parfois dans un sens, parfois dans l’autre, nous autorisant de surprenants allers retours –, n’est-ce pas plus simplement parce que nous nous situons au carrefour de deux mondes, de deux civilisations – et qu’un jour plus ou moins prochains, les comportements d’hier laisseront définitivement place à ceux de demain ? Ce jour-là, Lipovetsky devra bien reconnaître son erreur… ou s’en tirer par une nouvelle pirouette philosophique.
Comme tout philosophe, Lipovetsky analyse un passé qui, même proche, n’en demeure pas moins révolu, ce qui le conduit à confondre l’eau qui passe avec la rivière – là où ne se discernent que des remous, ou encore une société paradoxale ! Mais en tournant ses regards vers l’aval – c’est-à-dire vers ceux qui crée le futur : les jeunes –, il verrait bien autre chose… et notamment que ces consommateurs experts qui se détournent des marques statutaires sont légions.
Chemin faisant, Lipovetsky fait sienne l’erreur des pères de la Nouvelle Economie : « Les nouveaux produits sont devenus une des clefs de croissance des entreprises : en phase III, l’innovationnisme a supplanté le productivisme du fordisme ». Sauf que l’on a vu à quoi a conduit la fuite en avant du tout technologique : à un climat de stress social sans précédent, et à une suspicion nouvelle à l’égard des marques.
Reste la question du succès du livre de Lipovetsky auprès des publicitaires. Sans doute est-il à rapprocher de celui de Noami Klein***** auprès des consommateurs : les premiers étaient enclins à encenser le premier ouvrage venu leur affirmant que 2000 ans de félicité s’offraient à eux – quand tout leur prouvait le contraire ; les seconds à se reconnaître en un pamphlet dénonçant la dictature de marques qu’ils commençaient à brûler.
Ce que nous prouve aujourd’hui Lipovetsky, c’est que nous n’avons surtout pas besoin de grands théoriciens pour nous expliquer à quoi ressemble le monde qui nous entoure. Mais au contraire de traqueurs de signes de changements – d’indices de la nouvelle civilisation qui se met en marche. Pourront alors venir d’autres philosophes pour nous parler complaisamment du passé.
Mais, de grâce, ne leur confions surtout pas notre métier, ils se meuvent dans une autre échelle temporelle. C’est à nous d’agir !
* David Brooks : Les bobos
** Gilles Lipovetsky : Le bonheur paradoxal : Essai sur la société d'hyperconsommation
*** Philippe Delerm : La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules
**** Conférence de l’auteur le 28 Juin 2006 au Club DDB
***** Noami Klein : No logo
1 commentaire
Lipovetsky n'est pas en retard d'une société, mais c'est vous qui êtes en avance...Il n'a pas cherché a décrire l'avant-garde, mais plutot le fonctionnement de la masse.
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