La nécessaire révolution Copernicienne de l’innovation technologique
12/07/2006
Quand les ingénieurs jettent leurs premières esquisses sur le papier, nul ne sait – et bien souvent eux encore moins que d’autres – quel accueil sera un jour réservé aux fruits de leurs réflexions. Car ce n’est que bien des années plus tard que le marketing pourra enfin sonder les consommateurs pour discerner à quelles attentes, besoins, motivations répondent les avancées technologiques ainsi élaborées – et positionner et packager un produit vendable.
Ce qui ne constitua jamais – du moins jusqu’à ces dernières années – un challenge bien redoutable : au début des Trente Glorieuses, les ménagères, qui manquaient de tout confort, se ruèrent sur les frigidaires, machines à laver et autres téléviseurs. A partir des années 70, la quête d’un certain statut social se substitua aux besoins primaires de la période précédente : les premiers ordinateurs portables, les premiers téléphones mobiles – l’antique Radiocom 2000 – permirent aux heureux cadres élus d’affirmer leur supériorité sur le vulgum pecus.
A la fin du siècle, avec l’arrivée d’Internet et la montée en puissance du numérique, l’innovation technologique réussit à se suffire à elle-même – à devenir auto motivante : le high tech fascinait, autorisait toutes les exagérations, les consommateurs contemplaient avec envie dans les magasins des téléviseurs plasmas qu’ils n’espéraient jamais pouvoir se payer, puis rentraient chez eux en appelant leurs amis sur leur nouveau mobile – « Tu ne sauras jamais d’où je t’appelle ! », juste pour le plaisir de téléphoner en marchant dans la rue.
C’était l’époque où les journaux regorgeaient d’articles plus futuristes les uns que les autres – jamais on n’aura tant parlé de ce fameux Screen Fridge d’Electrolux, réfrigérateur destiné à se connecter directement à Internet pour passer commande, la dernière canette de bière vide ! C’était aussi l’époque où les consommateurs invités lors de réunions de groupes pâmaient d’envie dès qu’on leur présentait le moindre concept innovant, le moindre design minimaliste. Après avoir longtemps acheté le high tech pour le confort qu’il leur apportait, puis pour le statut qu’il leur conférait, les Français en arrivaient désormais à acheter le high tech… pour le high tech lui-même !
Le problème aujourd’hui, c’est que les mêmes consommateurs, lors des mêmes réunions de groupes, évoquent Orwell dès qu’on leur montre deux écrans communicants, se lamentent sur la rapide obsolescence, l’immense complexité des produits récemment commercialisés, en un mot accumulent une impressionnante liste de griefs… qu’aucune motivation ne vient contrebalancer ! Un ressort s’est cassé : le high tech ne motive plus ; pire, il gêne, dérange, effraie même !
Parce qu’il n’a pas vraiment tenu ses promesses : au lieu de la simplicité et de la convivialité attendue, votre ordinateur vous annonce soudain froidement : « Windows a détecté une erreur dans <inconnu> : ce programme va maintenant s’arrêter ». Mais quelle erreur avez-vous donc bien pu commettre ?
Et surtout parce que les Français sont saturés : à peine les téléphones mobiles se généralisaient-ils que les opérateurs pressaient leurs abonnés de souscrire au WAP – qui allait leur permettre de consulter leur courrier électronique, accéder aux cours de la Bourse, etc. Et qu’ils se dépêchent avant que le même WAP ne soit tout à son tour dépassé par l’UMTS et ses débits phénoménaux ! La réaction ne fut cependant pas celle escomptée : attendons ! Pareil pour les ordinateurs, les graveurs de DVD, etc. : attendons ! Que les produits soient vraiment au point, que les prix baissent…
Comment, dans de telles conditions, lancer – avec succès – des produits et services high tech ?
La recherche technologique pourrait se comparer à un avion, un gros porteur en partance pour un périple de plusieurs années – avec suffisamment de carburant, mais sans idée précise de sa destination finale. Jusqu’à la récente explosion de la bulle technologique, tout se passait sans grand danger : l’équipage était toujours assuré de trouver un terrain suffisamment long et équipé pour se poser sans heurt.
Aujourd’hui, la situation s’est renversée : le high tech ne séduit plus – et tout semble indiquer qu’il s’agit là d’un changement irréversible. Impossible donc pour notre pilote de connaître par avance la qualité de la piste sur laquelle il va devoir se poser – ni même s’il y a la moindre piste à destination ! Tout le challenge du marketing sera alors de lui permettre d’atterrir sans trop de casse – de lui fournir un terrain suffisamment stable pour se poser.
La tâche première des études marketing n’est plus aujourd’hui de se lancer en quête des besoins et attentes des consommateurs – ils n’en ont plus vraiment, pas de flagrants –, ni de creuser leur imaginaire – où les innovations de rupture ne sauraient prendre place sans support concret. Mais au contraire d’appréhender ce à quoi ressemble le territoire au-dessus duquel notre gros porteur va se présenter. Longtemps nous avons œuvré en terrain connu : aujourd’hui, tout est sans cesse à redécouvrir. La matière première du marketing et des études de marché, ce sont les études sociétales et prospectives. A court, moyen et long terme.
A court terme, les études de tendances auprès et avec des trends setters, désormais classiques, nous renseignent sur les moindres soubresauts sociaux. D’une année sur l’autre, nous chercherons à discerner l’épiphénomène du structurel, à anticiper la sédimentation des valeurs – dans une vision à moyen terme.
A long terme, nous travaillerons avec des universitaires, des sociologues, pour donner plus de perspective à ce que nous entrevoyons ; toutes ces approches s’inscriront dans le cadre de vastes observatoires intégrant les moindres traces de mutations – ces comportements d’apparence marginaux, mais en réalité très significatifs : les signaux faibles.
A partir du moment où l’on a compris qu’il ne faut plus chercher à savoir ce que veut, ce qu’attend le consommateur, mais comment il vit, de manière dynamique – ce vers quoi il vit ; à partir de là, le process marketing devient plus aisé à mettre en œuvre : tout part des tendances sociétales – et tout doit y revenir. Mais c’est une sacrée révolution Copernicienne.
Tout part des tendances sociétales, auxquelles il nous faut systématiquement confronter les briques technologiques élaborées par les ingénieurs : comment réussir à les faire converger ? Comment enraciner, en des propositions concrètes, le fruit d’années de recherche ? Car avec un système de communication sans fil d’images vidéo, on peut imaginer des dizaines de scénarios : du lecteur DVD qu’il n’est plus nécessaire de glisser sous le téléviseur au réseau numérique domestique, fusionnant mondes audiovisuels et informatiques, en passant par le simple lien permettant de visionner dans son salon les photos de vacances stockées dans son bureau.
La question est simple : laquelle d’entre ces propositions aura le plus de chance de rencontrer des clients potentiels ? Ou plus précisément, quel usage pourra s’inscrire dans des comportements en gestation ? En aucun cas elle ne saurait être : quel produit révolutionnera le marché. Mais : quel produit sera utile aux consommateurs de demain ? Cette étape débouchera nécessairement sur la mise au point de maquettes fonctionnelles, certaines en apparence assez proche du produit final, d’autres moins – parfois une batterie d’ordinateurs astucieusement dissimulés sera même nécessaire pour entretenir l’illusion.
Ces maquettes seront ensuite présentées aux consommateurs et testées lors de Consumer Labs*. Il ne s’agit en aucun cas ici de faire appel à leur imaginaire : c’est l’observation qui prime ici. La manière dont des gens vont se saisir de nos propositions, se les accaparer, les inclure dans des scénarios qui seront les leurs – parfois si différents des nôtres.
Le plus souvent, leurs constructions ne différeront que marginalement des nôtres ; pour expliquer ces divergences, si minimes soient-elles, et surtout pour finaliser notre offre – pour le fine tuning – un dernier retour aux tendances sociétales sera nécessaire : tout part des tendances sociétales… et tout doit y revenir.
Un succès high tech, c’est un produit, un service qui épouse parfaitement une tendance porteuse. Ce qui ne fut certainement pas le cas du WAP, qui n’apportait que complexité à des Français déjà en pleine indigestion technologique. Ce fut celui des SMS, ces misérables petits messages textuels grâce auxquels les jeunes pouvaient communiquer spontanément, sans avoir besoin d’engager plus loin la conversation : « Je lui envoie un SMS juste pour lui dire que je pense à lui, mais je n’ai pas envie de lui parler. »
Mais cela, les gens des télécoms ne l’avaient pas marqueté.
*Groupes qualitatifs privilégiant l’usage et l’observation.
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